Dérives sur Un carnaval… des Vosges
Sous le soleil de mars, les premiers remous d’un printemps qui se veut renaissant, font monter dans l’air, comme une saveur nouvelle. C’est chaque année ce mois que la ville de Remiremont choisit pour faire revivre quelques aquarelles chaudes. Ce sont celles de la botte voisine, de l’Italie amie, et plus précisément de Venise que le dernier weekend du calendrier attend avec impatience. Ils sont venus de toutes parts, en groupe bien sûr.
Le ballet incessant des bus qui déchargent personnes et valises, remplit les rues de la ville de promeneurs attentifs aux pastels des arcades si particulières. Il est un lieu où Claude et Michel se rendent, un chapiteau où chacun dans son secteur laisse pour les quelques jours de ce fabuleux moment, sa tenue conventionnelle. Ils se changent sans un mot, ne regardant pas plus leur voisin que le décor où ils abandonnent leurs vêtements de bourgeois connus, au profit d’autres beaucoup plus rutilants.
Claude lui avait dit l’année dernière, alors qu’ils quittaient cette même place :
— J’aimerais être ta Colombine de quelques jours, aimerais-tu devenir seulement mon Pierrot ? Sauras-tu le faire ?
Il avait simplement souri, heureux qu’elle fasse cette demande. Pour lui Pierrot ou Arlequin, Duc ou Comte n’avait aucune importance, seul comptait qu’elle reste avec lui, toujours aussi proche. L’habit ne fait pas le moine et il ne fait pas non plus les amants ou les amoureux transis. Bien que parfois il juge que se vêtir de manière correcte puisse être agréable pour continuer, pour toujours la séduire.
Claude, SA Claude, c’est vingt-cinq ans de bonheur, de surprise, de tendresse, sans oublier de dire d’amour, sous un mètre soixante-quinze et soixante kilos de femme brune. C’est une jolie frimousse aux contours délicats, un visage souriant dans lequel deux yeux d’un vert émeraude pétillent en le regardant. Mais cette jolie caboche ne serait rien sans l’esprit vif qui l’habite et l’intelligence impétueuse qui anime chaque discussion entre eux.
En un mot comme en cent, Michel est amoureux depuis le premier instant de cette femme. Ils sont comme tous bien sûr, ayant quelquefois un orage qui perturbe le ciel de leur montagne, le ciel de leur lit. Mais les raccommodages sont si subtils que parfois il pense même à lui prendre la tête. Pour le seul plaisir d’avoir une scène à se faire pardonner, tant elle est exquise dans ces moments-là. Mais pour l’heure, il enfile son costume de comédien, son habit de Pierrot et il se dit que sa Colombine, de l’autre côté, celui des femmes, va être aussi bien jolie. Il fait ensuite quelques pas devant la tente où tous se cachent pour changer de peau, pour devenir d’autres personnages, intemporels ceux-ci.
Pendant ce temps, la brune aux cheveux longs peaufine sa toilette par un masque d’albâtre blanc au rouge des lèvres criard et ineffaçable. Elle a déposé, elle aussi, ses atours de femmes du monde, pour une excursion nocturne dans les rues de la citée de Chanoinesses, sous les lueurs blafardes des lumières tamisées. Elle pense à son Pierrot qui doit déjà faire les cent pas, devant l’entrée ou la sortie, puisque l’endroit va autant dans un sens que dans l’autre. Quand elle colle sur son visage le Gypse peint et verni, elle jette un dernier coup d’œil sur le miroir ou d’autres Altesses, d’autres filles sans nom ni visage autre que ceux des porcelaines qu’elles portent, viennent aussi se mirer.
Tout n’est que paillettes et plumes pour un défilé silencieux, puisque chaque personnage, dès qu’il a quitté le lieu de tous les habillages, fait vœu de silence. Ils ne sont plus femmes ou hommes, mais seulement des poupées qui déambulent au gré des artères de la ville, juste guidées par les flashs des appareils photo de badauds surpris par le déballage de couleur de leurs accoutrements éphémères. Alors se trouvant étrangère à ce qu’elle est habituellement, Claude sort de l’abri de toile.
Devant Colombine, deux bouffons asexués se chamaillent sans bruit, et les seuls sons qui lui parviennent, étouffés au travers de son masque, sont ceux des clochettes des chapeaux de lune des deux fous. Ils entrechoquent leurs joues, comme pour s’embrasser et se donnent la main pour filer vers la porte encore fermée, celle qui donne sur le palais abbatial. Ils ne font qu’un pas dans le corridor des gens qui attendent et se trouvent immédiatement dans les éclairs artificiels qui font de la nuit une zone de vie. Les lueurs crépitantes ont permis à Colombine de repérer le costume blanc et noir de son pierrot.
Sans précipitation, elle s’approche à pas de loup de cette forme qui cache son mari, son amour. Elle passe devant lui, baisse la tête et les quatre fentes d’où émergent les yeux connus, se croisent, se trouvent, se retrouvent alors que l’entrée des artistes, ouverte pas deux gardes suisses, les livre à la foule. Ils se donnent la main, seulement un peu sonnés de ce brouhaha qui leur monte aux oreilles. Et déjà, ils posent pour les appareils d’où jaillissent les lumières Elle pose sa tête sur son épaule, lui met sa main sur la sienne et les autres, devant eux encensent déjà les costumes. La nuit qui commence risque d’être longue, et fin mars, ce n’est pas encore le printemps.
Puis c’est la première rue qui s’étale sous leurs yeux alors qu’ils la traversent lentement, main dans la main, sous des chuchotements incessants de promeneurs envahissants. À chaque pas des photographes en herbe, faiseurs d’images clouent leur marche de poses incessantes. Un gamin facétieux vient tirer sur la robe de la belle, après avoir été chassé en silence par un bouffon à la quenouille emplumée. Derrière, devant, partout des marquises, des comtesses, partout des animaux aussi, qui se font également chahuter pas des portraitistes inconnus. La ronde des rues, le défilé qui commence sont maintenant associés à la musique.
Colombine se retrouve de temps en temps poussée vers le trottoir par un ado turbulent, par une autre duchesse qui lui prend la main. Elle revient sans cesse vers son ami Pierrot et dans le ciel dont on ne distingue aucune étoile, une boule rouge suit sans s’en soucier, les aventures des uns et des autres. Ici et là, des Casanova rencontrent, sans s’en formaliser, des marquis de Sade plus vrais que le vrai. La fille de lune, Claude Colombine est entrainée par des renards argentés, eux-mêmes poursuivis par quelque chat botté. Un don Quichotte visiblement insolent entraine dans une valse folle, écartant de son Pierrot, la belle qui ne dit mot.
Il se perd, dans une foule d’anonymes mitraillant sans relâche, les statues vivantes, sorties en droite ligne d’un conte d’Andersen ou de Perrault. Les costumes ainsi mis en lumières scintillent de mille feux, des éclats de nuits qui font se cacher les étoiles et sourire la lune. La main tendue, la belle voit son ami disparaitre au coin d’une rue, happée par une châtelaine aux atours magnifiques. Elle tente de croiser la chaussée, repoussée par des mains qui la tiraillent de tous côtés. Alors elle se laisse bercer par une valse aux accents profonds, une valse des mille et une nuits. Tournant sur elle même combien de cavaliers d’un jeu d’échecs grandeur nature viennent-ils lui serrer la taille ?
Au détour du dernier pilier des arches des arcades dont la citée s’honore, le blanc et le noir de son amour disparait et elle se sent abandonnée. À force de tanguer entre des bras inconnus, elle parvient, non sans mal, à retrouver un peu d’ombre et de solitude. Tapie derrière une arche de pierre, elle respire, reprenant son souffle. D’un autre pas de souris, elle trouve refuge dans la porte-cochère du marché couvert, s’y dissimule un long moment. Puis quand le gros de la troupe des mannequins vivants lui semble être passé, elle se lance à la recherche de l’homme de sa vie.
Tantôt sous les feux d’un néon de boutique, souvent dans de sombres sentiers, elle se fraye un passage difficile, entrecoupé de lueurs d’appareils photo qui capturent son image. Bien sûr, elle joue le jeu, prend des poses, met sa main gantée sur l’épaule d’un roi Lyre, ou d’une cigogne étrange. C’est une flopée d’échassiers bizarres, d’animaux imaginaires et de corbeaux aux becs crochus qu’elle rencontre, croise et avec lesquels elle est immortalisée par une nuée d’autres amateurs en mal d’images.
Ici, c’est une bêtise qui sort de sa poche pour atterrir dans la main d’un gamin inquiet de voir cette fille de la nuit dans sa robe de satin brillant lui remettre une sucrerie. Là-bas c’est une Marie-Antoinette et un Louis XVI qui portent hauts leurs têtes, encore bien sur leurs épaules, visages masqués et d’une blancheur toute luisante. Ces deux qui avancent à pas de sénateur dans la ville de Monsieur Poncelet, l’arrêtent d’un geste plein de grâce, pour le bonheur d’un grand échalas armé d’une caméra.
À l’angle de la rue Georges Lang et de celle des prêtres, elle aperçoit de nouveau la silhouette sautillante de son Pierrot. Elle accélère le pas autant que la foule le lui permet. C’est tout près, c’est pourtant si loin quand le flux et le reflux vous trainent à droite et à gauche, vous obligent à changer de trajectoire. Déjà le costume à damier n’est plus visible et la rage lui tire quelques larmes. Elles coulent, invisibles sous la porcelaine qui lui cache le visage. Elle ne peut serrer ses poings, un nain en folie vient de lui voler sa main et court vers un noyau de personnes qui rient de bon cœur en voyant l’étrange équipage.
Tous pour les besoins d’un cliché réclament à la belle, pour le gnome, un baiser, espérant sans doute le voir se transformer, sous leurs yeux, en Prince charmant. C’est raté malgré le bisou et Claude se retire dès que les objectifs ont fait leur besogne. Elle regagne le coin où pour la dernière fois elle a vu sa moitié. C’est un Arlequin aux couleurs chatoyantes qui lui fait une courbette, s’agenouillant d’une façon peu orthodoxe, lui tendant une patte qu’elle décline, d’un hochement de menton. Un point attire son attention, un éclair sans doute salutaire vient de lui montrer le chemin.
Elle repart tant bien que mal vers ce petit repère qui bouge et dont l’habit s’apparente à celui de son mari. Voilà ! Encore deux ou trois mètres, encore quelques mouvements de foule à éviter, mais mon Dieu que c’est compliqué pour renouer avec lui. Enfin ses doigts au bout de son bras tendu, attrape la veste de lune de son mari Pierrot. Il se retourne et voit cette Colombine qui arrive d’il ne sait où. Elle s’agrippe à ce bras, le cramponne, ne veut plus le perdre. Il laisse faire, et tous deux à nouveau réunis avec des mouvements saccadés, font de leur mieux pour que les amateurs de photos profitent de leur présence.
Colombine se frotte à l’homme qui comme elle reste muet. Deux naufragés dans une marée humaine qui leur fait faire des vagues. C’est alors qu’un groupe d’instruments de musique vient leur voler la vedette et que bien heureux de se voir oubliés, ils s’enfilent dans une minuscule ruelle sans lumière. Le mur qui sépare un joli jardinet de la rue n’est pas infranchissable et sans crier gare, elle traine son amoureux vers ce havre de paix. Il suit sans rechigner.
Alors puisqu’il a compris qu’elle cherche un asile, un refuge, il la prend par les hanches, la soulève comme une plume et les deux ombres disparaissent dans la nuit. L’oasis n’est pas très grande et le mur juste assez haut pour qu’ils n’aperçoivent plus que les plumes de chapeaux des costumes qui défilent. Une sorte de puits se trouve là et les mains de la belle s’appuient sur la margelle. L’homme qui n’a pas lâché ses hanches ne saisit pas immédiatement qu’elle s’arrête. Alors dans son élan, il se trouve affalé sur cette croupe qu’elle n’a pas retirée.
Il se cramponne plus fort à la robe de dentelle, serrant la taille de la belle. Comme si elle n’attendait que ce signe pour réagir, elle se met à onduler doucement. Toujours pas un mot, et les seuls bruits qui les atteignent sont ceux des gens qui chantent et rient de l’autre côté de la séparation. Sans réfléchir et c’est presque tout naturel, lui, lance ses mains à l’abordage de la croupe mouvante. Sa Colombine sent cette approche gantée et elle accentue plus encore ses hochements du bassin. Dans le noir un autre jeu, plus chaud débute, dans le secret d’un jardin particulier.
Pierrot flatte doucement cette croupe rebondie, qui semble aimer les caresses. Sous leurs masques, ils respirent plus fort, elle et lui. Souplement, le Pierrot se baisse, cueillant au passage l’ourlet de la robe qui traine au sol. Sans se poser de question, il remonte les froufrous sur les hanches de la femme. Il ne retire pas non plus ses gants de soie qui lui couvrent les mains alors que l’une d’elles cajole les deux fesses magnifiques offertes à ces intentions lubriques. Entre pouce et index, l’autre mimine saisit la culotte qu’elle pousse simplement sur le côté, permettant ainsi un accès plus facile aux caresses précises qu’il entreprend.
Colombine halète sous le gypse qui cache son visage. Des trous de la bouche et du nez sortent deux petits nuages de vapeur, signe de la fraicheur nocturne. Elle n’a pas le temps de penser au frais qui court sur son derrière que déjà, longeant la raie de ses fesses, un majeur emmitouflé glisse sur les grandes lèvres encore fermées. Elles ne le restent pas longtemps, puisque très vite il se frotte sur la faille transpirante. Au bout de quelques allées et venues, ce sont des gloussements qui s’échappent de la bouche pourtant emprisonnée de Claude. Ils s’intensifient au fur et à mesure que l’homme la travaille délicatement.
Sur le trottoir, les chapeaux de lune, les heaumes emplumés continuent de longer le mur qui les tient à l’écart, bien à l’abri de leur vue. L’envie de la dame est communicative et son chevalier charmant sort d’une main rapide, l’épée de son pantalon. Il tâtonne juste une seconde, à la recherche du fourreau. Quand il lui semble être en bonne position, d’un geste sec, il pénètre dans l’étui humide et un son inaudible sort du gosier de Colombine. Elle avance et recule sa croupe comme pour mieux sentir cette dague qui la transperce. Lui se tient à ses hanches, alors que les jambes légèrement fléchies, elle cherche la meilleure position pour accueillir cet engin qui la fait chanter.
La bouille ronde de la lune se cache derrière un nuage, gênée par un spectacle terriblement excitant. L’ami Pierrot trempe sa plume dans l’encrier bouillant de cette Claude chaude au possible. Le brasier, qui fait monter la fièvre des deux corps qui s’envoient en l’air, est tempéré par l’air extérieur plutôt frisquet. La musique de la rue, les clameurs de spectateurs ravis, n’indisposent nullement les amoureux qui se donnent un plaisir d’exception. Elle sent rouler en elle cette chandelle qui n’est pas morte, alors que sa gorge entonne un chant de sirène. La page qui s’écrit là est un paragraphe de tendresse du livre des nuits érotiques.
L’homme va et vient, sans se hâter, se gardant de verser sa liqueur trop vite. Il tient à profiter de ces cris, de ces mouvements du derrière, de ce petit bonheur de la sentir s’empaler sur sa branche noueuse. Elle suit le tempo de cette baguette qui lui donne le la, s’agitant seulement pour rechercher ces sensations de plaisir si profondes, que lui donne la chose qui la pistonne. Malgré le bruit proche de la rue, elle entend claquer sur ses fesses le bas ventre de son Pierrot, qui la travaille sans faillir. Et il sait y faire le bougre.
C’est elle qui sent monter une crampe dans ses jambes pliées et qui tente de maitriser la situation. Elle ne veut rien perdre de la superbe cavalcade que son « Jean de la Lune » lui fait subir. Mais physiquement, debout, dans le froid, elle sait que ça ne peut pas durer éternellement. Cependant, elle ne veut pas s’avouer vaincue et elle provoque cet orgasme dont elle a besoin, pour oublier la crainte d’un instant l’avoir perdu, dans un dédale de rues, dans une marée humaine qui lui barrait le passage.
Pierrot a perçu ce changement de rythme et il se conforme aux mouvements de sa partenaire. Au fond de son ventre, il sait que déjà la lave arrive, que la sève monte pour venir asperger par jets saccadés le sexe qui lui offre un incroyable plaisir. Il tente de se retirer, mais la belle le retient et il doit se soumettre à ses désirs. Ivre de bonheur, la première rasade est partie, éclaboussant le gite douillet où son oiseau niche depuis un bon moment. Puis dans la foulée, il se laisse aller et sa semence emplit le calice.
Lentement, l’objet dur redevient guimauve et quitte l’espace humide de cette femme si tendre. Sans effort apparent, il range l’engin dans le juste au corps serré qui remonte de ses chevilles. Dans la continuité du rangement, il remet en place aussi la culotte blanche sans se préoccuper de ces sécrétions mélangées qui vont venir la souiller. D’une main sûre, il rabat les jupons affriolants de la belle Claude, Colombine du soir. Elle vient se coller contre lui, masque contre masque et cherche des yeux qu’elle ne peut que deviner dans la pénombre.
L’appel de la rue est revenu, formidable aspiration, incitation profonde à courir à nouveau la ville, maintenant que les sens sont apaisés. Elle est la première à se trouver au pied du parapet trop haut pour qu’elle le franchisse sans son aide. Il lui reprend la taille, et d’un souffle la soulève, lui permettant de s’asseoir au faite de la balustrade. Il la rejoint immédiatement, comme s’ils avaient toujours été là. D’autres photos sont réalisées par des passants surpris de voir apparaître, sur un muret, comme par enchantement, un couple aux habits de lune. Elle aussi se décide soudain à remontrer sa rondeur pleine.
Alors, ils sautent joyeusement sur un trottoir déjà bien encombré, pour se mêler aux chalands ébahis, qui en prennent plein les yeux. Sous le halo jaune d’une lanterne singeant malgré elle la face rousse des cieux, ils s’affichent tous les deux dans des poses improbables, dans des figures statiques, permettant ainsi à ces gens courageux qui bravent l’obscurité, de les figer à jamais dans leurs boites à images. Une nuée de fourmis encadrant deux ou trois sauterelles, vient leur voler la vedette, les renvoyant dans la nuit environnante. Encore une fois, les masques se rapprochent, se touchent, s’entrechoquent, tintent et se séparent. Les sourires figés, les lèvres noires du Pierrot et les autres, plus rouge sang de sa compagne, brillent un instant avant de disparaître, perdus dans la foule des anonymes qui traversent leur soir de mars.
Encore une longue marche avec tant d’arrêts qu’ils ne les comptent plus et les énormes battants de chêne de l’église abbatiale les engloutit dans une allée qui mène directement à l’autel. Un autre comédien, minuscule marionnette, chasuble blanche et étole grenat, les bras grands ouverts les accueillent sans un mot. La seule différence c’est que celui-là ne porte pas de masque d’albâtre, mais lui aussi joue un rôle. Celui de diseur de bonne parole. C’est presque la fin de ce cortège de mignons enluminés qui prennent place sur les bancs séculaires de cet espace majestueux. Quand le dernier acteur juge qu’ils sont tous entrés, ou que du moins la plupart sont là, les bras étendus en signe de croix, se poussant en avant, il fait un geste, comme pour les envoyer vers le plafond. Il étend les bras. Alors une sorte de tonnerre accompagne le mouvement de la marionnette de Dieu, celui d’une musique qui éclate, résonnant partout à la fois.
Colombine se serre contre Pierrot ou est-ce l’inverse ? Les masques tournés vers ce mime qui retrouve la parole en laissant échapper un chant, aussitôt repris par un chœur de personnages vêtus d’aubes blanches. Sur les poitrines de ces enchanteurs, des croix de bois qui se soulèvent au rythme des poumons qui entonnent un « Ave Maria » magistral. Elle ne dit toujours rien, lui non plus, se contentant de tenir ses doigts plus fortement. Pierrot aux sourcils peints, regarde, écoute la chorale qui suit cette messe d’un jour extraordinaire. Cette liturgie affolante, regroupant des centaines et des centaines de costumes aux couleurs chatoyantes et disparates, des plumes et des becs sans visages, ne délie personne de son serment. Étrange de suivre des yeux tous ces alignements de visages pâlots, figés, inertes et l’œil noir d’une caméra de télévision remonte tout doucement l’avenue principale de l’édifice religieux, pour redescendre par les allées latérales.
Comme les deux amoureux sont arrivés dans les derniers, ils sont les premiers à refaire irruption dans la rue, celle qui les ramène vers le point de départ. Colombine frissonne un peu sous la fraîcheur d’une nuit de mars. Pierrot la tient toujours par la main et les deux gardes suisses, hallebardes croisées, interdisent encore l’entrée de la maison de toile. Ils s’écartent pour laisser béant cet accès des artistes et l’obligation de se taire s’enfuit au passage des deux gardes. Dans la lumière plus soutenue, elle prend délicatement le masque de gypse de son mari, le soulève délicatement et approche son visage.
Son geste amoureux s’arrête net alors que son sang ne fait qu’un tour. Sous le masque, la tête de Pierrot ne ressemble en rien à celle de son Michel d’époux. Elle met sa main gantée devant sa bouche, prête à crier mais la douceur de la caresse, la tendresse de l’étreinte qui les a unis dans le jardinet… lui remonte en mémoire. Elle ne veut pas croire à cette méprise idiote. Le Pierrot étranger tend lui aussi la main pour la démasquer, mais elle recule son visage. Pour garder le souvenir de ce moment fabuleux intact, autant qu’il ne sache jamais… qui elle est.
Devant ce refus, l’autre n’insiste pas, il se faufile dans la file de droite, celle des costumes qui vont se changer dans le carré masculin de l’abri. Elle vire sur sa gauche, retrouve avec plaisir ses fringues. Colombine redevient Claude. Elle se change rapidement, ne sachant que penser de cette cruelle erreur. Faut-il le dire à son mari, taire cette escapade nocturne avec un autre lui ? Elle ne sait même pas où il est du reste. Comment faire pour le retrouver dans ce mouvement incessant de costumés qui rentrent et celui des autres déjà défroqués qui les croisent. Elle sort de l’enceinte, muette, retrouve la rue et sa statue du volontaire. C’est à la fontaine du Cygne qu’elle aperçoit la forme assise sur un banc dans la nuit.
Michel aussi, de loin a reconnu sa belle. Elle s’approche de lui et il se sent soudain plus léger.
— Mon cœur, je t’ai cherchée toute la soirée et une grande partie de la nuit. J’ai cru cent fois t’apercevoir et finalement je me suis résigné à finir le tour de ville tout seul. Mon Dieu quel monde ! Incroyable, j’ai été mitraillé de partout, ils m’en ont usé les prunelles. Et toi ? Comment ça s’est passé ?
— Oh ! Oui ! Moi aussi je t’ai cherché partout, mais ils étaient si nombreux… la foule ne m’a laissé aucune chance de te retrouver. Je suis crevée, nous rentrons maintenant ?
— Oui, allons-y, encore une bonne heure de voiture pour rentrer au chalet.
Dans le véhicule, le silence s’est installé, bien plus lourd que l’autre, celui imposé par les costumes. Quand Michel veut poser sa main sur la cuisse de sa femme, elle lui prend le poignet et le stoppe dans son élan.
— Non ! Non, Michel, je n’ai pas vraiment envie de cela. Enfin pas maintenant, j’ai transpiré, je dois même peut-être puer un peu. Ces costumes, c’est toujours un peu pareil, on marine, là-dedans.
Lui, ne s’offusque pas de ce refus compréhensible. Il cesse de l’ennuyer et se concentre sur sa conduite. Elle est restée avec son inconnu, celui qu’elle a aimé, ce Michel de ce soir c’est simplement lui, mais un Michel de son jardin secret. Elle ne lui dira jamais et pas question que ses mains viennent dans sa culotte pour… remonter avec les odeurs d’un autre… de cet autre… de… lui…
Elle ferme les yeux et se laisse bercer par le ronron du moteur… demain sera un autre jour…