La fin des études, un retour aux sources et finalement le bonheur est aussi bien dans la cocotte que sur la palette de couleurs.
Anna a retrouvé sa mère, son village, pour des vacances bien méritées. Dans ses maigres bagages, elle a ramené avec elle, à Gérardmer, les numéros de téléphone, de ces gens qui sont entrés dans le cercle plus que restreint, de ses amis proches. Mais au bout d’une semaine, c’est curieux, Josiane la première lui manque et c’est avec une fébrilité non dissimulée qu’elle plie et déplie sans arrêt le papier sur lequel sont griffonnés, les dix chiffres, sésame pour appeler son amie. Alors en fin de journée, n’y tenant plus, ses doigts agiles courent sur le clavier minuscule.
Elle s’attendait à quelques longues sonneries, et se trouve presque surprise, d’entendre à la seconde, la voix enjouée qui répond à son appel.
— Ah ! Anna, ma petite provinciale, j’ai cru un moment que tu m’avais oubliée. Tes vacances se déroulent bien ? Ta maman va bien ? Dis-moi tout ! Je veux tellement t’imaginer, tout entendre ! Et si tu veux tout savoir, tu me manques affreusement !
— Çà fait du bien, cette voix qui m’arrive, si proche et pourtant si lointaine ! Te dire que tu ne me manques pas serait mentir ! Écoute ! Prends quelques jours et viens ! Maman est d’accord pour que tu viennes passer quelques jours à la maison. Viens !
— J’aimerais bien, mais… Bon ! Je vais voir cet après-midi avec mon boulot ! J’essaierai de décrocher quelques journées pour te rendre visite. Mais c’est vrai ?
— Quoi ? Qu’est-ce qui est vrai ?
— Que je te manque un peu !
— Un peu ? Tu ne peux même pas savoir à quel point tu m’es indispensable pour vivre ! Finalement c’est toi qui avais raison, je t’aime aussi, comme je n’ai jamais aimé personne, comme je n’ai jamais aimé un homme et parfois le soir, cette situation me fait vraiment peur.
— Depuis notre première rencontre, je suis tombée éperdument amoureuse de toi, Anna et ton absence est un calvaire pour moi, mais je te le raconterai à l’oreille.
— Alors, n’hésite pas ! Viens, je t’en supplie, viens vite.
— Oui, sois sans crainte, je vais m’y employer, je ferai le nécessaire pour que nous passions quelques jours ensemble, c’est promis !
— Merci… merci !
Alors que le combiné redescend sur son support, les yeux embués, la jeune femme murmure encore des mots que nul ne peut entendre. Surtout pas celle à qui ils sont destinés. De longues promenades lui permettent de s’éloigner de ces petits soucis. Il est vrai aussi que maman la gâte, lui redonne un peu de courage, lui permet d’attendre la venue de cette femme qui s’est installée au fond de sa tête. À ni rien comprendre ! Elle conçoit parfaitement que tomber amoureuse est une phase normale de sa vie, mais qu’elle le soit d’une autre femme, c’est plus difficile à admettre, et de surcroit que cette femme ait pratiquement l’âge de sa mère reste une énigme pour elle.
Elle surprend aussi de temps en temps les regards appuyés de Gisèle, qui doit se poser mille et une questions. Pas les mêmes forcément ; mais sont-elles si différentes finalement ?
— Tu vas bien Anna ? Je te sens si… distante parfois. C’est un peu comme si tu étais là, sans vraiment y être ? Il n’y aurait pas un garçon là-dessous, ma chérie ?
— Maman ! Que vas-tu penser ! Il n’y a pas de garçon, je peux te l’assurer.
— Si tu le dis ! Alors serais-tu souffrante ?
— Mais non, rassure-toi, tout va bien et mon amie va venir passer quelques jours ici, çà me distraira.
— Je peux te poser une question ma petite Anna ?
— Ben oui, maman ! Tu peux tout me demander, tu le sais bien !
— Est-ce que cette… ne va pas te méprendre sur le sens de ma question surtout, est ce que cette Josiane est plus qu’une amie pour toi ?
Les yeux d’Anna se posent sur la frêle silhouette de la vieille dame, qui ne baisse pas les siens. Elle attend une réponse, mais sa fille n’est pas encore prête pour la lui donner. Elle tente de dissimuler, mais sans doute que sa mère n’est pas entièrement dupe et que son trouble est bien visible. Alors elle essaye de changer de sujet.
— Bon dis moi tu veux que nous allions faire les courses toi et moi, cet après-midi ? J’ai envie de bouger un peu, de voir du monde.
— Eh ! Ma petite, c’est une façon polie de me demander de me mêler de mes affaires ? Comme tu veux, mais tu sauras où me trouver quand tu en auras envie. Tu sais, je suis ta mère et je ne veux pas juger. C’est d’accord allons au supermarché, puisque tu veux voir du monde.
— Maman ! Maman !
— Oui Anna ?
— Je t’aime, tu le sais bien !
Instinctivement la mère et la fille se jettent dans les bras l’une de l’autre et elles s’embrassent. Mais dans le crâne de la jeune fille, une tête brune va et vient, marchant de long en large, comme si elle avait élu domicile dans sa caboche. Et le sourire qui nait sur les lèvres d’Anna est déjà un signe d’amour. Mais pas forcément destiné à sa maman.
— Allez ! Laisse-moi un peu finir mon ménage.
Anna voit sa mère écraser ses larmes spontanément arrivées aux coins des yeux, d’un geste qu’elle cherche à cacher. Elle a tourné la tête, espérant ainsi que sa fille ne s’apercevrait pas de ce petit coup au cœur. Perdue dans ses pensées, la jeune femme revoit les événements des dernières semaines. Tout dans sa vie semble s’être affolé, tout va trop vite, et c’est comme une immense spirale qui s’enroule autour d’elle. Victor, Luis, Josiane, et son diplôme, des moments heureux, d’autres plus terre à terre aussi. Et l’engouement pour… pour une autre elle, une femme qui lui donne un cas de conscience.
Elle n’arrive pas à parler de cela à sa mère. C’est difficile de venir lui dire tout de go :
— Maman je suis devenue lesbienne ! J’aime une femme qui a ton âge !
Comprendrait-elle seulement que son unique fille soit amoureuse d’une femme ? Anna imagine les soucis qui se mettraient à trotter dans la tête de sa mère. Elle qui n’a vécu que pour son mari, enfin son père, elle n’admettrait jamais que l’on puisse aimer une autre fille. Sûr qu’elle lui ferait la remarque :
— Ce ne sont pourtant pas les garçons qui manquent sur terre ! Anna, en quoi me suis-je trompée ? Ai-je péché pour que tu sois si différente ? Mon dieu si ton pauvre père voyait cela ! Je suis certaine qu’il doit se retourner dans sa tombe.
C’est sur aussi, que sa mère se mettrait encore à pleurer. De dépit, de honte peut-être ! Et Anna ne veut en rien faire du mal à sa maman. Mais est-on un jour, une fois dans sa vie, maitre de ses sentiments ? Surtout s’ils sont aussi profonds que ceux qu’elle éprouve pour Josiane. L’attente de la venue de celle-ci s’avère interminable. Tourner en rond n’arrange rien. Elle a bien tenté de se replonger dans la lecture, mais même Pincherle n’arrive pas à la tirer de cette langueur qui la prend aux tripes.
Combien de temps lui faut-il pour réaliser que ce qui lui accroche les oreilles c’est la sonnerie de son téléphone ?
— Allo !
— Ah ! Bonjour Anna ! Serais-tu libre pour une pose à mon atelier, mercredi ?
— Victor, C’est vous ? Vous avez oublié que je suis chez ma mère, bien loin de Paris.
— Bon sang, c’est vrai, je n’avais plus de nouvelles, alors je m’inquiétais. Tu as bien de la chance de profiter des paysages de tes Vosges. Pour un peu… Il y a bien un hôtel près de ton lac !
— Ben si je savais, je vous dirais de venir à la maison passer quelques jours. Je vous dirais même de voir avec Josiane qui va peut-être venir me rendre visite. Que vous veniez avec elle serait sans doute l’idéal non ? Je vois avec ma mère si nous avons une chambre disponible en état de vous recevoir. En attendant, vous allez bien ? Vous avez des nouvelles de Luis ?
— Luis ? Tu le connais, il va, vient, mais c’est un feu-follet ce garçon-là ! Quand à moi et bien l’air de la campagne me ferait sans doute beaucoup de bien. Je ne veux pas te déranger plus longtemps ! Tu me rappelles alors ?
— Oui, oui promis, j’en parle avec maman et je vous fais signe.
— Bisou à toi alors !
— Bises à vous.
Dans sa cuisine, Gisèle marche à petits pas. Elle écoute Anna lui parler de ce Victor et finalement cette conversation lui met de nouveau un doute. Sa fille en parle avec une telle véhémence qu’elle se demande quelles sont les relations qui existent entre cet homme et elle. Finalement elle donne son accord et elle voit une sorte de joie faire briller les deux émeraudes d’Anna. Elle sent dans la voix qui annonce l’accord maternel à ce Victor, des vibrations étranges. Josiane, Victor ! Gisèle se pose bien des questions.
Elle suit du regard ce beau brin de gamine, qui danse presque en parlant à son interlocuteur inconnu. La fierté d’avoir réussi cela, de la savoir heureuse, et puis la joie de se dire que la maison va s’animer. Que des inconnus vont venir voir ce qu’elle et son mari, Jacques, le père d’Anna ont construit, la rend joyeuse. Un homme ! Cà fait tellement longtemps qu’aucun d’entre eux n’est venu, à tel point qu’elle a pratiquement oublié le son d’une voix mâle
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— oooOOooo —
La maison résonne de mille bruits depuis dix heures du matin. Une petite voiture est arrivée avec deux passagers. La femme qui conduisait s’est jetée dans les bras d’Anna sans attendre que les présentations soient faites. Quant au passager, il a levé un regard sur Gisèle, semblant découvrir une Anna en plus âgée. Elle aussi a jaugé cet homme. Barbe bien taillée, des vêtements de bonne coupe, elle a de suite senti que ce n’était pas l’amant de sa fille, qu’un autre lien les unissait sans doute, mais pas le sexe. Une mère flaire ce genre de chose.
Le voyage évoqué, tracas de la route oblige, ils sont entrés dans la maison et le café de Gisèle a servi de trait d’union pour faire connaissance. La sonnette d’alarme dans la tête de la maitresse des lieux s’est mise à clignoter quand Josiane a serré un peu trop fortement les mains de sa fille. Une sorte de sixième sens, l’instinct qui la poussait à la méfiance. Elle a surpris aussi des regards équivoques, mais comme Anna semblait répondre à ces avances tout juste voilées, que faire sinon ne rien dire.
Victor a expliqué à Gisèle sa passion pour la peinture, il en parle avec fougue. Elle est conquise par cet homme à la barbe si bien taillée, à la silhouette svelte alors qu’il a, à coup sûr, au moins le même âge qu’elle. Josiane et Anna sont sorties ce matin, juste après le petit déjeuner et le peintre s’est assis au bord du lac. Confortablement installé sur le ponton avec son chevalet, il ne fait rien d’autre que d’admirer le paysage. C’est vrai que l’été ici, c’est comme une carte postale. Le vent frise, ondule la surface bleutée de l’eau fraiche qui clapote mollement sur la berge.
Victor est resté immobile de longues minutes et sa main s’est envolée. Alors que Gisèle de la fenêtre de sa cuisine suivait les courbes du poignet qui fendait l’air pour accrocher les détails d’un paysage époustouflant, elle a regardé cet homme en bras de chemise. Une autre image est venue se superposer sur celle du colorieur de rêve. Elle revoyait des années en arrière, un homme lui aussi légèrement débraillé, qui lui tendait ses lèvres pour un baiser furtif. Ah Jacques ! Comme tu me manques, pensait-elle à cet instant !
Elle a remué le ragout fumant dans la cocotte de fonte, goûté la sauce, remis une pincée de sel, puis elle a baissé le feu sous la marmite. Dans le réfrigérateur, sans savoir pourquoi, elle a saisi une bouteille de bière fraiche et elle s’est dirigée vers l’homme assis. Sans bruit, à pas de souris, elle s’est approchée de lui. Sur la toile, on distinguait déjà l’esquisse de la montagne entourant la tache bleue, le vert des sapins commençant à mettre en scène le décor. Gisèle comprit que ce peintre aimait déjà ce qu’il voyait face à lui.
Quand elle lui posa d’un geste doux, la main sur l’épaule, loin de sursauter, il ne fit pratiquement aucun mouvement. Comme si le déplacement de son bras amenant sa main, sur celle qui venait de s’appliquer sur son épaule, était naturel. Puis il leva le menton, tournant la tête vers la femme qui se trouvait là. Anna en plus… femme, Anna en femme de son âge.
— Je vous ai apporté à boire ! Une bière vous convient ?
— Merci ! J’apprécie votre sollicitude. Il ne fallait pas ! J’aime votre région, j’aime ce paysage, et je trouve qu’il s’accorde bien avec votre douceur.
— Mon mari et moi, nous en sommes tombés amoureux immédiatement, de ce coin. Nous avons passé toutes nos plus belles années ici. Beau l’été et magique l’hiver quoiqu’un peu froid parfois quand la bise court sur le lac gelé. Tout cela est pour Anna ! Mais je la crois attirée plutôt par les grandes villes et Paris me l’a un peu volé.
— Je n’en suis pas aussi certain que vous ! Vous avez une chouette fille, et bon sang, elle vous ressemble tant que l’on pourrait croire que vous êtes deux sœurs.
— Les chiens ne font pas des chats, mais vous trouvez que l’on se ressemble à ce point ? Et merci pour la politesse du compliment, mais les années me filent entre les doigts, le temps ne s’arrête pas. Pour la bière, ramenez-moi la bouteille vide et la capsule. Vous avez un sacré coup d’œil et de patte pour avoir si bien saisi notre Gérardmer comme çà. Je retourne à mon ragout, il faut bien aussi que nous déjeunions.
— Je vous accompagne si vous le permettez. ! J’ai tout mon temps pour voler les contours de ce pays qui ne bougera pas dans la journée.
— Je n’aurais pas dû vous déranger, je m’en veux alors.
— Me déranger, mais rien ne pouvait me faire plus plaisir que votre compagnie. Je ne sais comment vous dire cela… vous me plaisez beaucoup…
Elle a rougi, c’est sur qu’il a dû s’en apercevoir. Il marche à ses côtés, et cette présence la rassure. De drôles d’idées voltigent dans sa tête. C’est un peu Jacques qui lui parle, qui se trouve là. Elle n’avait pas vraiment fait attention, mais il sent bon, son après-rasage, elle le jurerait ! Arrivé à la porte qui mène à la cuisine, il s’efface pour lui laisser le passage et se colle contre le chambranle de l’huis. Elle le frôle pour entrer. Dans l’encadrement exigu, elle se sent toute chose de toucher cet homme. C’est la cuillère de bois dont elle se sert pour touiller la sauce qui lui donne une contenance.
Victor voit cette petite femme qui se sent perdue. Il se rapproche d’elle alors qu’elle agite le fond de sa cocotte avec sa spatule de buis. Pourquoi a-t-il envie d’être près d’elle ? Quand ses mains l’attrapent par les hanches, qu’il l’attire contre lui, il n’y a aucune résistance.
— Oh ! Victor qu’est que vous faites ?
— J’ai envie de vous… embrasser. Je peux le faire sans risquer une gifle ?
— Une gifle, pensez-vous que j’ai envie là, de vous frapper ?
Gisèle a dit cela d’une toute petite voix. Avec les mêmes intonations que celle d’Anna, et les yeux fermés, le peintre a posé ses lèvres sur la bouche de la femme qu’il serre contre lui. Le baiser échangé est comme un rêve. Soudain la femme endormie, tapie en elle se réveille d’un si long sommeil. C’est comme une renaissance. Des gestes plus faits depuis longtemps qui ressurgissent comme si elle les avait pratiqués hier encore. Elle redevient femme avec ce feu qui lui donne une beauté enfouie depuis… trop longtemps.
Les mains de Victor ont entouré sa taille, alors que ses lèvres ne veulent plus décoller de celles de Gisèle. La poitrine de la cuisinière s’écrase contre le torse de l’homme qui la maintient contre lui. Elle se sent toute molle, fondant sous la mâle assurance de ce vieux peintre, enchanteur de toile, séduisant par ses paroles, mais plus encore par ses actes. Quand il la lâche enfin, elle se trouve bête avec sa cuillère à la main et son petit tablier.
— Oh, Victor, vous êtes fou ? Si Anna ou Josiane nous voyait ? Que penserait ma fille de moi ? Vous imaginez le scandale que cela ferait.
— Je crois que votre fille a bien d’autre chat à fouetter ! Son cœur a elle, balance entre fille et garçon et son choix est cornélien.
— Comment cela ? Entre fille ou garçon ?
— Vous n’avez pas remarqué que Josiane et Anna sont très proches l’une de l’autre ? Elle cherche sa voix votre petite, elle ne sait pas encore, mais elle est plutôt attirée par les amours féminines. Je crois que c’est difficile pour elle et que vous savoir heureuse serait fait pour la rassurer un peu.
Vous croyez, qu’entre cette… Josiane et Anna ? C’est vrai que j’avais bien remarqué deux ou trois détails troublants, mais j’avais mis cela sur le compte des examens et… ! Ma foi si c’est là son avenir, je ne m’y opposerai jamais. Je ne veux que le bonheur de ma petite fille, elle reste ma « gamine ». Je la vois encore avec des nattes et des tresses, avec des cerises aux oreilles. C’est vrai aussi qu’elle a bien grandi. Mais… comment vous savez cela vous d’abord ?
— J’ai bien observé et je suis sur de ne pas me tromper, vous savez j’ai l’œil exercé depuis longtemps déjà. Ce genre de chose se sent rapidement.
— Je ne vais pas lui faire l’affront de lui demander, je la connais mieux que personne ! Le moment venu elle saura trouver le courage pour m’en parler si ce que vous dites est vrai.
— Croyez vous aussi qu’elle serait offusquée de vous voir embrasser un vieux barbon comme moi ?
Ben… je ne sais que penser. Vous savez, depuis mon mari… enfin le papa d’Anna, il n’y a plus jamais eu un homme.
— Je pense surtout qu’il est temps pour vous de revivre. Vous ne pouvez pas tout attendre de votre fille, elle a sa vie propre et vous savoir seule ici la ronge sans doute plus que vous ne l’imaginez.. Moi ou un autre ! Mais laissez-vous ré apprivoiser, vous êtes encore si jolie. Ne laissez pas le temps flétrir ce qu’il y a de plus beau en vous ! Votre âme est belle Gisèle…
La main de la femme tremble un peu alors qu’elle se remet à tourner son ragout, mais Victor n’est pas dupe. Il s’agit seulement pour elle de se donner une contenance. Du reste les joues de la cuisinière ont rosi sous le compliment tout juste voilé. C’est comme si une grande bouffée de chaleur avait envahi Gisèle. Les yeux fixés sur sa cocotte, elle ne bronchait plus. Attentive aux moindres des mouvements du peintre, elle ne montrait rien, masquant, mal peut-être, ses sentiments qui pourtant, la submergeaient.
Lui, les yeux rivés sur les courbes encore nettes de la femme ne tente plus un seul geste, attendant qu’elle fasse le premier pas. Le baiser échangé lui a donné un coup de fouet, mais il sait aussi se contenir. Il désire bien plus qu’il ne l’aurait cru, ce corps si semblable à celui d’Anna. Gisèle lui remue le sang, l’émeut en profondeur. C’est pourtant vrai qu’elle a tout de sa fille et la sagesse sans doute en plus. Plus il appesantit ses regards sur cette femme, plus il se sent amoureux d’elle. De là à l’importuner, à la toucher sans son accord c’est une autre paire de manches. Un vrai fossé qu’il se refuse à franchir de peur de tout briser.
Alors qu’elle recule pour se baisser dans le but de gouter la cuillère couverte de sauce, le postérieur de la femme se cogne à la hanche de Victor. D’instinct il tend la main, celle-ci venant par automatisme se coller à cette croupe qui le frôle. Un long frémissement lui parcourt l’échine et elle rougit comme une collégienne, sure que l’homme a senti son trouble. Elle ne bronche plus, figée dans la posture dans laquelle la main l’a surprise. Cette chaleur qui monte des doigts vers elle, au travers des vêtements, cette tendresse dans le mouvement des phalanges qui s’ancrent presque trop dans le tissu protecteur, c’est trop bon. Elle aussi a des souvenirs revenus du fond de son cerveau. Imperceptiblement elle se laisse bercer, lentement emportée par les sensations qui jaillissent sous son crâne. Quand elle fait un demi-tour pour esquiver, c’est déjà trop tard. Ce n’est pas elle qui réagit, mais son corps de femme, las sans doute de cette passivité involontaire.
Lui a retrouvé aussi le sens de la mesure, et ses mains dansent maintenant un ballet dont Gisèle ne peut plus se dépêtrer. Elle se tord lentement sous le charme, sous les bienveillants contacts qui ne dissimulent plus rien des intentions masculines du peintre. Le feu au ventre, c’est cette image qui vient à l’esprit de Gisèle, le feu au cul, comme une midinette de vingt ans. Comme si la honte qui la submerge provoquait encore plus les tripes qui se nouent. Et c’est finalement tellement bon la honte, qu’elle le laisse faire.
La robe qu’elle porte se remonte comme par magie sous les doigts qui savent faire. Ils sont désormais sur la peau de ces fesses qui n’en ont plus vu depuis une éternité. Et quand Victor, d’une simple caresse habile rencontre et palpe les deux demi-sphères, c’est comme si elle prenait tout le courant électrique de la maison entre les cuisses. Enfin l’index en premier ouvre les portes de ce sanctuaire depuis longtemps oublié. Elle se plait à penser qu’elle ne veut plus qu’il s’arrête. Il est allé trop loin, ou peut-être finalement pas assez… encore. Ce sont maintenant ses gémissements qui la font chavirer, sa propre voix qui lui revient, c’est elle cette… cette femme qui roucoule sous les assauts de ces ouvriers qui l’ont entreprise.
Devant le regard fasciné du vieil homme, une croupe ouverte, offerte, une croupe qui attend. Elle espère la venue de ce premier visiteur, lequel ramène avec lui, des gestes, des odeurs, des instants désappris. Mais elle ondule cette croupe, elle balance, sans tenter de fuir, signe qu’elle désire son dû, sa pitance. Alors quand le lutin qui écarte les pans de velours de la scène présentée, un long sifflement sort de la gorge de Gisèle, comme un cri d’espoir. Lui, derrière elle, a la queue qui reste tendue, rigide, en attente, elle aussi.
Le reste va vite, presque trop pour ces deux-là qui se rejoignent dans l’envie. Il ne s’est pas déshabillé, se contentant de rester debout, d’ouvrir cette braguette devenue trop exigüe pour l’engin qui bande. Il a simplement poussé sur le côté la lingerie rose de la femme et sans se poser de question, il entre en elle. Comme si c’était une chose naturelle, elle l’accompagne pour cette intrusion désirée. Les coups de reins énergiques rapprochent encore plus les deux amants et dans la cuisine, accrochée d’une main à sa cuisinière et de l’autre à sa cuillère de bois elle sent coulisser en elle ce piston qui lui fait un bien fou.
Le bruit du ventre qui claque sur les fesses, l’odeur de sexe qui se mélange à celle du ragout, il n’en faut guère plus pour que Victor soit vite sur le point de conclure. C’est Gisèle qui maintenant donne le tempo à cette valse étrange. Mais elle a beau essayé de ralentir le mouvement, lui ne tient plus. Il se retire le plus vite possible alors que déjà sa rosée éclate au bord de cette fente à peine quittée. Ils restent tous les deux l’un contre l’autre, se serrant plus fortement, comme pour retenir les derniers frémissements de cet instant magique.
— oooOOooo —
En entrant dans la pièce calme, Anna et Josiane sentent que l’atmosphère est différente. L’homme assis à la table de la cuisine, la femme toujours à ses fourneaux, ont quelque chose de changé. Il y a d’abord la mère d’Anna qui ne tourne pas la tête à l’arrivée des deux femmes. Puis ce silence pesant qui s’installe juste après leur arrivée, comme si ces deux qui se trouvent là se sentaient en faute. Quant à Victor, il ne prononce pas un mot, lui plutôt volubile et expressif habituellement. Ce qui conforte l’une et l’autre dans leur conviction qu’il s’est passé quelque chose.
Le regard de Gisèle ne s’attarde pas sur les deux silhouettes qui s’installent tranquillement autour de la table de la cuisine. Le bisou que sa fille dépose sur son front, cette tendresse qu’elle ressent pour son enfant, tout cela reste dilué dans les méandres des sensations qui remontent par vagues à l’esprit de la cuisinière.
— Tu vas bien maman ? Tu as l’air bizarre ?
— Non, non rassure toi tout va pour le mieux ! C’est vrai, je t’assure ! Je vais bien.
— Ah bon ! Ce n’est pas l’impression que tu donnes, mais bon… tu me le dirais si tu ne te sentais pas bien.
— Puisque je te dis que je vais bien, Anna… n’insiste pas.
— D’accord, d’accord maman, ne te fâche pas. Tu ne trouves pas normal que je m’inquiète pour toi ?
— Si, si, mais il n’y a rien…
C’est devenu étouffant autour dans la cuisine. Plus personne n’ose dire un mot. Seule Josiane qui se lève et s’approche de la jeune femme, lui pose doucement la main sur le poignet, la tire vers une chaise libre, semble vouloir détendre l’atmosphère en calmant Anna. Alors Victor prend la parole, tranquillement, comme à son habitude.
— J’aimerais aller faire un tour cet après-midi. On m’a parlé d’endroits fabuleux, de bois enchantés, des histoires que j’ai lues aussi sur le « Pèlerin ». Il parait que dans les forêts vosgiennes des monstres se cachent.
— Si vous parlez de la « bête des Vosges », c’est un truc inventé par des journalistes en mal de copies !
— Non, je parle des contes racontés le soir, aux veillées, dans les chaumières, l’hiver, quand les gens se regroupaient chez l’un ou l’autre.
— Çà a existé ça ?
— Oh oui ma petite Anna, avant, quand personne n’avait la télévision.
— Ah, alors si vous nous parlez d’un temps où je n’étais pas née… mais bien nous irons faire un tour avec vous si vous voulez, Victor. Tu viendras avec nous maman ? La marche c’est bon pour la santé. Là-haut vers le « Phény », c’est par là qu’il y a la ferme ou maman est venue au monde. Dis tu veux bien nous emmener revoir le berceau de la famille ?
— Oui ! Si vous voulez ! J’aime tellement revoir les endroits de mes jeunes années. Mais tu es sur Anna que ça ne va pas importuner nos hôtes ?
— Allons Gisèle ! Je veux tout savoir de vous maintenant !
C’est le vieux peintre qui a dit cela d’une voix ferme. Les yeux de tous les autres se braquent instantanément sur son visage. Il vient sans faire exprès de livrer une partie de son secret. La première à le regarder, médusée c’est Gisèle, suivie en cela par Josiane et Anna qui soudain se rendent compte que le lourd silence de leur entrée était peut-être dû à quelque chose d’autre. Anna se dit qu’entre ces deux-là, un événement s’est produit. Soudain elle imagine sa mère et… lui. Mais curieusement au fond d’elle, c’est comme un soleil, un sourire qui se dessine.
Josiane également semble deviner ce qui se passe. Elle ne dit rien, se contente de regarder tour à tour l’homme et la femme. Elle essaie de penser, de ne pas penser surtout à ce qui a réuni ce deux-là. Puis elle se dit que c’est dans l’ordre des choses, que ces trucs là arrivent à tous les instants dans le monde, que la terre continue de tourner et que le bonheur ne se commande pas. L’homme lui sentant qu’il a vendu la mèche, passe en revue tous les visages qui lui font face. Et sur sa trogne velue, c’est le Quatorze Juillet et ses feux d’artifice. Sa joie est visible.
Tous savent, personne ne condamne, personne n’applaudit, c’est juste normal. Le repas se passe en joyeux babillages et la bonne humeur reste palpable. Sous la table, le pied de Josiane flirte avec celui d’Anna. Quant à Victor, il jette de fréquents coups d’œil sur Gisèle au bout de la tablée. Ils parlent de cette promenade qui va les projeter vers hier, vers des chemins dont, pour le moment, seule Gisèle connait les recoins. Le ragout est englouti avec un appétit féroce par quatre bouches avides de ce plaisir gustatif, orchestré par la cuisinière.
Quand la vaisselle est faite, ils montent tous ensembles vers ces sapins là-haut qui font comme une couronne au ciel à la ville. Ils vont vers demain, en retraçant la vie d’hier. Anna sent de temps en temps une main se poser sur son épaule et si elle n’en est pas dupe sa mère ne dit rien. Victor, tout naturellement, au détour d’un sentier, sous le prétexte fallacieux d’aider Gisèle, lui tend la main. À la manière de celle-ci de s’en saisir, Anna a compris que le peintre et sa maman ont des atomes crochus. Alors elle lance la sienne de menotte, pour attraper celle de Josiane.
Lorsque les doigts menus serrent ceux de son amie, Anna sent cette tendresse intérieure qui la fait se consumer, elle sait qu’elle aime cette femme. C’est aussi elle qui sans ne se soucier de rien, attire Josiane, et qui, devant Gisèle et Victor, pose ses lèvres sur celle de son amour…
— Voilà ! Maman, maintenant tu sais que je suis amoureuse de Josiane ! Tu ne m’en veux pas ?
— Pourquoi ? Ce sont les choses de la vie ! Je t’aime comme tu es mon bébé. Je n’ai pas besoin de te dire que je suis aussi amoureuse de Victor ! Ce nigaud n’a pas su tenir sa langue ! Vous voyez les enfants, dans les montagnes vosgiennes, il y a aussi des fées et de jolis contes, des histoires d’amour…
— Maman… je t’aime…
Fin